Nathanaël Chouraqui, spécialiste français du Proche Orient, regrette l’absence d’action de l’Europe en Syrie.

Monsieur Chouraqui, la politique étrangère de l’Union européenne, est-elle efficace?

Elle pourrait à minima être plus efficace, plus audible, plus impactante. C’est le cas de la Syrie, un sujet majeur mais dont l’UE ne parle quasiment plus, sauf pour le rapatriement des djihadistes ressortissants de l’UE. Pour la transition vers une interaction avec le régime de Bashar Al-Assad, pour accompagner les dispositifs de l’ONU ou pour protéger les Kurdes. Les Européens depuis 2015 n’ont aucun impact sur cette crise. Jusqu’à maintenant, il fallait avoir des troupes au sol. La Syrie est un bon exemple parce qu’elle est en dynamique de post-conflit. C’est encore un conflit, mais beaucoup de zones peuvent se reconstruire. L’UE pourrait utiliser des outils de politique étrangère économiques et diplomatiques. Elle pourrait monnayer sa participation à la reconstruction en échange pour des objectifs de protection des droits de l’Homme ou une transition politique dans ce pays. Mais l’UE à des difficultés à agir en tant que telle, à cause de divergences internes. Le cas de l’Afghanistan est similaire.

Est-ce dû au fait que l’Union europénne n’a pas d’armée, pas de potentiel de menace militaire ?

Si l’UE avait une puissance militaire intégrée, ça changerait la donne. Mais il faut se poser la question: Est-ce que ce serait une puissance militaire intégrée, une puissance fondamentalement différente aux puissances additionnées de l’Allemagne et de la France ? Je ne pense pas, à moins qu’un véritable budget européen y soit alloué. La question actuellement est davantage l’intégration et la coordination que les capacités militaires elles-mêmes. En Syrie, je ne pense pas que ça aurait changé grand-chose à moyens similaires. La question était plutôt intervenir seul ou pas du tout lorsque Obama n’a pas voulu intervenir. Qu’est-ce que la puissance militaire indépendante aurait fait sans les Etats-Unis ?

L’Europe devrait-elle agir coude-à-coude avec les Américains, ou plutôt manifester son indépendance ?

Il n’est pas inintéressant dans le cadre des négociations avec l’Iran que le camp occidental, sans être fracturé, s’autorise plusieurs canaux de discussion, avec plusieurs tons différents. Ça peut aller dans les deux sens. Dans les premières négociations à l’époque d’Obama, la France et Laurent Fabius étaient plutôt les « méchants flics». Ils étaient plus durs que leurs partenaires européens, parfois même plus durs que les Américains. Ça s’est évidemment inversé sous Donald Trump. On avait une attitude ouverte des Européens qui ont gardé ce canal diplomatique qui, je pense, aurait souffert d’être totalement asséché. On peut reprocher une certaine naïveté des Allemands. Mais la multiplicité des canaux, notamment de la Suisse, qui souvent a géré des situations d’otages et de prisonniers. Je ne pense pas qu’une dynamique de confrontation de bloc, où il y aurait un bloc américain qui varie selon les élections, soit totalement dans l’intérêt de chacun. Cette multipolarité dans l’intérêt de chacun me semble idéale. Mais internement à l’Union européenne, je pense qu’on devrait parler d’une seule voix. L’UE doit être indépendante des Américains, Chinois, Russes.

Quels critères devraient être appliqués pour exclure des pays tiers de la diplomatie étrangère de l’UE ?

Il devraient y avoir certaines lignes rouges. Dans le cadre de la Syrie, avec les abominables crimes de guerre dont s’est rendu coupable le régime de Bashar Al Assad justifient pleinement la rupture des relations diplomatiques directes.

Peut-on assurer une sortie de la Syrie de cette guerre civile sans parler à Bashar Al Assad ?

C’est extrêmement délicat. Cela a été possible mais ne l’est plus. Il va y avoir un moment où les Européens vont devoir parler, non pas avec Assad lui-même mais avec son régime. Je ne suis pas totalement certain qu’il soit dans l’avenir de la Syrie. Son régime a remporté le conflit face aux rebelles mais il n’a pas réellement gagné la guerre. Les Russes et les Iraniens ont gagné la guerre en Syrie. L’avenir de la Syrie se fera en négociations avec les Russes et les Iraniens davantage qu’avec Assad. Son pays est fragmenté, il ne contrôle que de petites parties du pays. Le Nord  et le Nord-Est sont partagés entre l’opposition, les Kurdes et la Turquie. Il a des problèmes dans le Sud, et ce sont des milices entre-autres iraniennes qui gèrent cette zone. Les Européens auraient tort de penser que Bashar Al Assad est le seul interlocuteur possible ou que les Iraniens et les Russes considèrent la même chose. Si Al Assad montre qu’il lui est impossible de gérer son pays, l’UE peut avoir une politique de départ d’Assad en tant que personne avec maintien de son régime. Ce n’est pas l’option la plus facile ou la plus probable. Mais c’est possible car il est très faible et impopulaire. Les Russes n’ont pas d’affection particulière pour lui.

Sur l’efficacité de l’UE, on dirait qu’ils font beaucoup de communiqués sans actions concrètes, par exemple au Myanmar. Est-ce que c’est la bonne forme de diplomatie, ou n’est elle pas inefficace voire inexistante ?

Sur certains sujets, il y a un manque d’ambition, par exemple pour les Uigurs, la Syrie, le Yemen.

Quelle est la raison ?

Premièrement, il n’y a pas qu’une seule tête, donc le courage à plusieurs pour des processus parfois conflictuels internes, et qui prennent du temps, est compliqué. Le leadership a besoin d’une certaine concentration de l’autorité. Par forcément dans les mains d’une personne mais dans les mains d’un organe qui a un processus de décision fluide.

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Deuxièmement, on a souvent l’impression que l’UE ignore sa force. Un boycott de l’UE pour toute une série de pays pourrait faire mal. Des gels d’avoirs, des boycotts systématiques, diplomatiques, etc. Ça a pu même avoir un impact sur des oligarques russes. Même si c’était relativement soft. On parle d’une puissance économique majeure.

Ce qui est fait sur les Uigurs, typiquement, les personnes qui vont être visées dans l’appareil chinois vont être des sous-chefs. Ce ne sont pas les premiers décisionnaires à cause du coût économique. Mais ce sont des puissances qui comprennent très bien les logiques de rapports de force. Et l’UE a de la force. On a simplement l’impression que l’UE est la seul à l’ignorer.

Que pensez-vous de négociations sur le nucléaire en Iran ? Est-ce que la position de l’Europe est suffisamment claire ?

L’UE parle principalement un langage qui présuppose que le même langage soit parlé en face. Elle parle de politique étrangère réaliste, de pondération d’objectifs stratégiques. Le nucléaire et l’économique, c’est la langage des modérés, c’était le langage de l’ancien président, Hassan Rouhani. Cela a prévalu à la signature des accords. Mais ça n’a jamais été le langage du Guide suprême, l’ayatollah Ali Chamenei. Il est beaucoup plus flou là-dessus et il a une matrice de politique étrangère, même s’il est très pragmatique, qui est beaucoup plus radicale. Pour l’UE, la question est: Est-ce que ce langage est encore d’actualité avec la nouvelle administration et le nouveau président qui est aligné avec les durs et radicaux ? Y a-t-il toujours une fenêtre pour parler de cette manière ? Le régime iranien a réellement ces deux aspects : entre les modérés et les radicaux.

Pour le conflit israélo-palestinien, on dit que l’UE favorise toujours un côté même si Israel est démocratique et un partenaire économique bien établit. Est-ce que les efforts de l’UE dans ce conflit sont les bons ?

Dans l’état actuel des choses, l’UE a une politique de discours. On pourrait critiquer les prises de position mais ça n’a aucun impact. Jusqu’à présent, il y a eu quelques initiatives, notamment en France avec Jean-Marc Ayrault, pleines de bonnes intentions. Mais elles n’ont pas abouti. Je ne pense pas que l’heure soit à une solution européenne. Il faut une certaine bienveillance et un soutien aux processus de paix de la part de l’Union européenne. Mais c’est un conflit qui a trop souffert des interventions occidentales. Cela a amené beaucoup de confusion de la part des pays arabes sur la nature de ce conflit : conflit de puissances moyen-orientales, locales, indigènes ? Ou un off-shoot américain et européen contre les pays arabes ? Le plus le conflit est géré en interne à l’orientale, le mieux c’est désormais. Maintenant, il y a de nouvelles logiques qui s’ajoutent: chiites/sunnites, Arabie saoudite/Iran, Golfe/Qatar… Elles reconfigurent le regard de la région sur ce conflit. Il a perdu de sa pertinence géopolitique car cela a été largement abandonné, notamment par les grandes puissances sunnites. Ça peut faire retomber la pression diplomatique. Si il y a avait une volonté, puisque les lignes sont moins conflictuelles et plus fluides, cela permettrait d’arriver à une résolution moyen-orientale. Je ne pense pas que l’on doit attendre un salut du côté UE. Ce n’est ni possible ni souhaitable.

Il y a potentiellement un risque de vague migratoire pour l’UE qui ajoute un enjeux que les Américains ou Russes n’ont pas.

L’UE pourrait avoir la capacité de s’imposer mais cela nécessiterait une puissance militaire importante car ce sont des conflits extrêmement brutaux. Le conflit israélo-palestinien ne génère pas de migration. Sur des terrains saturés militairement par des pays comme la Turquie, la Russie et l’Iran, l’Union européenne n’est pas armée. Elle avait eu sa politique méditerranenne via le concept de “mare nostrum”, une politique diplomatique de coopération. C’est une très belle idée mais ça ne marche plus pour le moment face à des situations comme l’agressive politique turque, en Libye par exemple.

Nathanael Chouraqui (@NatChouraqui) / TwitterNathanël Chouraqui est journaliste et spécialiste des questions géopolitiques et humanitaires au Yémen, Syrie, Iraq. Nathanaël Chouraqui a publié des reportages et des expertises diplomatiques dans de divers journaux et est intervenu en direct dans environ 700 interviews sur des chaînes de télévision internationales. Il a récemment créé le média digital That’s Y